Projet scientifique soutenu de l'Axe 3, ÉCONOMIE ET ENVIRONNEMENT :

Production artisanale, économie et environnement en Bétique romaine. L’exemple de la vallée du Genil (Ecija, Séville)

PAEBR

Stéphane MAUNÉ

 

Les objectifs scientifiques de ce programme de recherche sont multiples et concernent la problématique générale des interactions entre les activités économiques et l’évolution de l’environnement. Il s’agit d’appréhender sur la longue durée, à partir du cas spécifique de l’industrie potière de la vallée du Guadalquivir (province de Bétique), quelles ont été les stratégies de développement mises au point pour répondre aux stimulis d’une économie spéculative florissante — liée en grande partie à la production et à la diffusion vers Hispalis (Séville) de l’huile d’olive contenue dans les amphores Dr. 20 — qui a assuré, pendant 300 ans, l’enrichissement des classes dominantes locales.  Nous partons du postulat que cette activité a pu avoir un effet dévastateur sur le milieu en raison de son intensité — on se trouve ici en présence de la plus forte densité d’ateliers connue dans l’Empire romain — et de son amplitude chronologique. Comment a été assuré l’approvisionnement en combustible de cet immense agrégat d’ateliers que l’on peut qualifier, pour la plupart, d’industriels ? Quelles sont les réponses techniques apportées par les producteurs d’amphores à la demande toujours croissante de conteneurs ? Comment étaient organisés ces centres de production ? Existait-il une forme de rationalité des outils de production et de leur organisation destinée à maitriser les effets de cette activité sur l’environnement ? Autant de questions auxquelles voudrait répondre ce projet grâce à la mise en place d’un protocole de travail rigoureux permettant une modélisation pluridisciplinaire.

Le nombre élevé d’ateliers et l’ampleur géographique de la zone considérée ne permettent pas d’aborder ces problématiques dans un laps de temps raisonnable et avec des moyens limités ; aussi a-t-il paru pertinent de sélectionner un territoire atelier de taille réduite pour lequel on dispose déjà de données bien établies.

Situé entre le cœur urbain de la colonie romaine d’Astigi (Ecija) et la confluence du Genil et du Guadalquivir, la zone retenue s’étend une vingtaine de kilomètres de long et correspond aux deux rives du Singilis (nom antique du Genil). Une vingtaine de sites de production ayant fabriqué des amphores Dr. 20 a été répertoriée depuis la fin du XIXe s. et a fait l’objet de zonages de surface préliminaires réalisés par le service archéologique de la ville d’Ecija dont le territoire actuel — qui correspond à celui de la colonie romaine — englobe cette zone. C’est dans cette basse vallée du Singilis que se concentrent depuis 2013, les efforts de l’équipe franco-espagnole du programme PAEBR et qu’une modélisation globale de l’ensemble des données disponibles ou en attente d’acquisition, est actuellement menée.

Le programme comprend une étude spatiale qui couvre la zone entre Ecija et Palma del Rio dont l’objectif est de recenser, caractériser et dater les centres de production de Dr. 20 et Dr. 23 ainsi que la fouille d’un atelier témoin, celui de Las Delicias.

Localisation de l’atelier de Las Delicias à Ecija et de la basse vallée du Genil. Fond de carte Q. Desbonnets - Labex Archimede

Les prospections au sol dans la vallée du Genil

Trois campagnes de prospections ont été menées entre novembre 2013 et novembre 2014, le long des rives du Genil sous la direction d’O. Bourgeon avec des étudiants et doctorants de l’Université de Montpellier. Elles avaient pour but d’enrichir les données relatives à ces ateliers de potiers d’amphores Dr. 20, présents sur l’antique territoire de la colonie d’Astigi. Ces 10 semaines de prospection ont finalement permis de mettre en évidence une trentaine de centres de production d’amphores oléicoles sur les deux rives du Genil, sur une distance de 20 km, soit la plus importante concentration d’ateliers d’amphores connue dans le monde romain. Ces centres de production ont été géoréférencés, leurs contours délimités et l’on a également procédé à des tests de ramassage destinés à préciser la densité des vestiges et la localisation des fours. On dispose ainsi pour chaque atelier d’une image de surface qui servira de base aux prospections magnétiques qui devraient être réalisées en 2016 par l’Université de La Rochelle (V. Mathé).

Localisation des ateliers du secteur de Malpica. Document O. Bourgeon-Labex Archimede

D’autre part, l’exploration des sites a également permis de documenter les structures archéologiques lorsque celles-ci étaient visibles. En effet, l’érosion fluviale laisse parfois apparaître les murs de bâtiments artisanaux, des fours d’amphores ou encore des dépotoirs d’amphores défectueuses.

Mur en tessons d’amphores Dr. 20 visible sur l’atelier de Malpica (Palma del Rio). Cl. O. Bourgeon-Labex Archimede

L’échantillonnage des bords d’amphores et l’étude céramologique (1326 dessins) ont permis de dater précisément l’occupation de chaque site et de rallonger considérablement les durées d’occupation proposées, qui jusqu’alors étaient uniquement basées sur les datations livrées par les timbres. L’attention apportée au matériel céramique a également permis de mettre en évidence une production massive d’amphores Dr. 23 sur la majorité des sites concernés par l’étude (17 sur 28), ce qui n’avait jamais été observé précédemment. Ces amphores, produites entre la fin du IIIe s. et le milieu du Ve s. ap. J.-C. et qui succèdent aux Dr. 20 sont à l’heure actuelle peu étudiées. Les recherches menées actuellement sur le Genil vont donc permettre  de documenter la typologie des Dr. 23 de ce secteur et de compléter la carte des centres de production. Cette découverte est importance parce qu’elle permet de reconsidérer l’importance de l’activité économique du territoire de la colonie d’Astigi durant l’Antiquité Tardive.

Concernant l’épigraphie de ces ateliers, un total de 536 timbres a pu être recueilli durant ces prospections de surface. Le nombre de timbres découverts par site varie considérablement ; on compte 133 timbres à Alcotrista, quand certains sites n’en n’ont livré aucun. L’ampleur du corpus épigraphique d’un atelier doit être mis en relation avec sa taille et sa durée d’occupation. Parmi cet ensemble d’estampilles on compte 24 exemplaires totalement inédits et 7 timbres connus en contexte de consommation mais dont le lieu de production était jusqu’alors inconnu.

L’atelier de Las Delicias

 Plan général des fouilles 2013-2014 de Las Delicias. Rel. S. Garcia-Dils, S. Mauné ; DAO S. Mauné-Labex Archimede

Connu depuis la fin du XIXe s., ce centre de production occupe 4000 m2 sur la rive gauche du Genil, et a livré quarante  timbres différents. Les Dr. 20 produites ici ont été abondamment diffusées entre les années 30 ap. et le milieu du IIIe s. comme l’indiquent les 1080 timbres répertoriés dans la moitié occidentale de l’Empire. Las Delicias est situé à proximité immédiate d’un vaste établissement de type villa, associé à la base d’un probable mausolée situé contre la voie reliant Astigi à l’agglomération secondaire de Segovia. Le site a bénéficié en 1997 d’une série de sondages archéologiques de faible ampleur qui a permis de localiser une zone de fours et un secteur de dépotoirs. La stratégie de fouille mise en place en 2013 dans l’emprise de l’atelier avait pour objectif de mesurer, grâce à l’implantation de tranchées mécaniques, l’état de conservation général des vestiges, de procéder à une analyse spatiale de leur répartition et de collecter des ensemble de mobiliers céramiques susceptibles de compléter les informations existantes. Cette phase d’évaluation a permis de mettre au jour deux longs murs à plan en L, de 31 x 40 m dans l’emprise desquels ont été dégagé des murs de refends ainsi qu’une partie d’un bâtiment à sol en opus spicatum, interprété, à titre d’hypothèse prudente comme une huilerie, sur la foi de la découverte d’un petit tronçon de canal aménagé et d’un bloc cylindrique pouvant appartenir à un contrepoids de pressoir. Dans l’emprise de cette construction a également été mis au jour l’angle d’un bâtiment tardo-antique des IVe-Ve s. Au nord-ouest de cette zone, sur le versant sud du tell formé par l’atelier ont été découverts d’imposants remblais stratifiés et très bien datés (du second quart du Ier s. jusqu’au milieu/troisième quart du IIIe s.), un four circulaire (FR2) qui a été entièrement dégagé ainsi que la façade d’un second four (FR3) et une partie d’un dépotoir daté de la première moitié du IIIe s.

 Vue générale prise du sud du quartier des fours du IIIe s. de Las Delicias en mai 2014 avec au premier plan le Four 2. Cl. S. Mauné-Labex Archimede

Vue générale du sondage installé devant l’alandier du four 3 avec en arrière plan sa chambre de chauffe circulaire. Cl. S. Mauné-Labex Archimede

En 2014, la seconde campagne de fouille a permis de dégager la totalité de ce qui s’est avéré être une salle équipée de deux pressoirs à vis indirecte, la suite du bâtiment tardif ainsi que les fours 2 et 3 qui ont été explorés exhaustivement. Par ailleurs, l’installation d’une tranchée très profonde entre ces deux unités de cuisson a montré que la stratigraphie dépassait ici 3,10 m d’épaisseur. Enfin, on a pu achever la fouille du dépotoir du IIIe s. et recueillir un abondant mobilier.

Vue générale de la grande tranchée installée entre les fours 2 et 3 de Las Delicias en mai 2014. Cl. S. Mauné-Labex Archimede

L’huilerie disposait de deux imposants pressoirs permettant le traitement d’importantes quantités d’olives. Leur position a été déduite de l’existence des fosses de spoliation des montants situés à l’opposé des ancrages des vis utilisées pour actionner le levier de chaque machine. Ne subsistent des deux ancrages de vis que la base de deux monolithes, de section circulaire, pris dans le béton de tuileau et arasés à la fin de l’Antiquité. La position des maies sur lesquelles étaient empilées les scourtins peut être restituée grâce à la présence de lambeaux de canalisations, malheureusement mal conservées, constituées de briquettes et incluses dans le sol en opus spicatum.

Vue générale prise du sud de l’huilerie du IIIe s. de Las Delicias, en cours de fouille en mai 2014. Cl. S. Mauné- Labex Archimede

Le pressoir n°1 fonctionnait avec une canalisation dont moins de deux mètres linéaires ont été observés. Celle-ci traversait le mur de façade Ouest du bâtiment et déversait l’huile dans des cuves situées à l’extérieur du bâtiment. Le pressoir n°2 était associé à une canalisation beaucoup mieux conservée, déjà entrevue en 2013, et qui disposait, à son extrémité aval, d’une petite cuvette de décantation circulaire. L’huile et l’eau sortant du pressoir étaient ensuite dirigées vers un bassin de décantation de forme rectangulaire. L’eau plus dense restait dans la partie inférieure du bassin tandis que l’huile se déversait dans un second bassin jumeau par une surverse.

Dans son état originel, l’huilerie a fonctionné entre les années 225 et 260/280 ap. J.-C. Un état intermédiaire ou postérieur peut être déduit de la présence de deux dolia installés sur le niveau de démolition/comblement de l’une des cuves de l’huilerie du premier état.

Les fours sont situés à quelques mètres à l’ouest de l’huilerie.

Le four 2 présente un diamètre externe de 4, 90 m et une sole de 4,50 m de diamètre supportée par une série de 6 murets transversaux d’une hauteur de 1,90 m. Cette sole présente trois états distincts superposés et constitue la base du laboratoire dans lequel étaient disposées les amphores. Si on lui restitue une hauteur équivalente au diamètre de la sole, on peut estimer qu’il avait une capacité d’un peu plus de 71 m3. Cet espace pouvait être rempli, si l’on s’appuie sur les travaux les plus récents concernant la restitution des laboratoires des fours circulaires (Leenhardt 2001) et les dimensions et poids des Dr. 20 du IIIe s., par 9 niveaux de 35 Dr. 20 soigneusement empilées, constituants un lot de 315 amphores, pour un poids total compris entre 7,8 et 11 tonnes.

La construction du four est précisément datée grâce à la mise au jour, dans le blocage interne des massifs latéraux de l’alandier ainsi que dans la mise en œuvre du premier muret transversal de la chambre de chauffe, de timbres CAMILI/MELISSI et II IVNMELISSI/ETMELISSE, datés après 220/225 ap. J.-C.

Le four 3 se trouve à 15 m à l’est du four 2 et présente un plan circulaire et un diamètre externe de 4,80 m. Il est dans un bon état de conservation puisqu’une partie des voûtes supportant la sole de 4,40 m de diamètre était encore en place au moment du décapage. Construit en adobe, il est équipé d’un pilier central de fort diamètre (2,30) m qui supportait la sole rayonnante sous laquelle se trouvait la chambre de chauffe (hauteur 1,70),  alimentée par un alandier de 2,10 m, d’une largeur inférieure à 1 m. Le four était alimenté en combustible à partir d’une fosse d’accès, creusée en même temps que la fosse d’installation du four, dans des niveaux des IIIe, IIe, Ier s. Il avait une capacité de production très proche du four 2, autour de 300 amphores.

Les deux fours ont fait l’objet de prélèvements archéomagnétiques (Ph. Lanos, CNRS, IRAMAT-Rennes-1) qui, couplés à des C14 AMS et conventionnelles, ont permis de dater assez finement leur période d’abandon. Les résultats indiquent que les fours ont fonctionné pendant un demi-siècle.

Par ailleurs, c’est la première fois que sont proposées des estimations argumentées sur les chargements des fours à amphores Dr. 20 et ces recherches montrent que les deux unités de Las Delicias pouvaient produire annuellement 7000 amphores, pour une contenance globale de 490 000 litres d’huile correspondant à une surface cultivée en oliviers de 360 hectares. Ces chiffres vont permettre de réfléchir à l’échelle de toute la vallée, sur la surface plantée en olivier grâce à une modélisation reposant sur une projection du nombre de fours fonctionnant ensemble par tranche d’un demi-siècle. On pourra enfin savoir si cette zone de la Bétique romaine était couverte d’olivier ou bien si cette activité était intégrée à une véritable polyculture. Ces résultats seront bien évidemment affinés par leur confrontation avec les recherches palynologiques et anthracologiques.

Au total, plus de 800 bords de Dr. 20 ont été collectés lors des fouilles 2013 et 2014, la plupart issus d’unités stratigraphiques bien datées, ainsi que 402 timbres (Figure 9) dont certains sont inédits ou bien étaient mal datés ou non attribués à Las Delicias.  Lors de cette seconde campagne de fouille, ont également été recueillis de très nombreux charbons de bois (4000 restes) ainsi que des lots très abondants de noyaux d’olive carbonisés (3000 restes), fragmentés ou entiers qui indiquent que les grignons résultant de la production d’huile ont été abondamment utilisés comme combustible pour les fours à amphores. L’analyse de ces macrorestes va permettre pour la première fois d’appréhender les questions relatives à la nature du combustible utilisé dans les fours d’un atelier et de mesurer l’évolution des approvisionnements sur la longue durée. Elle devrait également apporter des données nouvelles sur les variétés d’olivier cultivées dans cette région entre le Ier et le IIIe s. ap. J.-C.

Une partie des estampilles sur Dr. 20 de l’ensemble 1310 de Las Delicias. Cl. I. Gonzalez Tobar- Labex Archimede

Pour l’équipe, S. Mauné, E. Garcia Vargas et O. Bourgeon

Bibliographie :

S. Mauné, E. Garcia-Vargas, O. Bourgeon, Ch. Carrato, S. Garcia-Dils, S. Corbeel, F. Bigot et J. Vásquez Paz, L’atelier d’amphores à huile Dr. 20 de Las Delicias à Ecija (Prov. de Séville, Espagne). Résultats de la campagne de fouille 2013 et perspectives, in L. Rivet, S. Saulnier dir., Actes du Congrès International de la Société Française d’Etude Céramologique Antique en Gaule, Chartres, 29 mai-1er juin 2014, Marseille 2014, p. 419-444.